Dans le cadre du prix Jean Follain 2021 de la ville de Saint-Lô, j’ai eu l’honneur d’être une année de plus membre du jury. J’ai décidé de défendre un livre complexe parce qu’il est audacieux, intrigant et que la langue de son auteur, Louis Adran, est terriblement moderne. Je me doutais que certains membres du jury n’étaient sans doute pas rentrés dans cet ouvrage. Aussi j’ai véritablement fait un plaidoyer pour Cing lèvres couchées noires (Editions Cheyne). Je vous propose ci-dessous, l’argumentaire que j’ai tenu et qui a convaincu d’ailleurs certains de mes comparses…
Cinq lèvres couchées noires – Note de lecture :
C’est un livre complexe qui peut perdre et décourager, déranger. L’absence de ponctuation joue sans aucun doute sur les difficultés de compréhension du lecteur. Pourtant quelque chose dans ce livre me happe, m’intrigue, m’interpelle. La langue est spécifique, à la fois travaillée, avec un style vraiment propre à son auteur, mais c’est une langue accessible, dans le sens où, le vocabulaire utilisé est simple. Mais l’auteur ne donne pas son histoire. Il en jette des bribes qu’il faut intercepter, apprivoiser et remiser pour plus tard, pour peut-être sentir le sens de son travail. Ce livre est paradoxal. Les mots en eux-mêmes, ne prennent pas de haut, sont intelligibles de tous, mais le sens des phrases pourtant, ne vient pas. Il faut revenir au livre plusieurs fois, peser les mots, creuser le sens, chercher les pistes. Ce livre m’a intriguée, de par la qualité de sa langue et à travers ce que l’auteur entend raconter. Il ne faut pas d’emblée chercher le sens. Juste profiter de la poésie. L’interprétation arrive ensuite. Une interprétation propre à chacun. Louis Adran laisse toute la place au lecteur.
Côté poésie, je relève entre autre :
« Le noir presque clair de l’horizon cagoulé » p 17
« je me gavais du sel laissé à l’abandon sur les parvis nus comme une escale » p 17
« le silence chevauchait la rue » p 21
« nous allions presque nus chasser la nuit et le cahier sans fin des plaines » p 22
« maquillés dans les fleurs » p 24
« et dans les cages d’escalier les femmes dont les odeurs restent à dire tiraient dans les caves la patience et la beauté l’horrible parfois s’habillaient de foulards de mains tristes de robes de spectacles encore de miel et d’huile d’argan qu’elles répandaient en expertes sur leurs jambes à la nuit tombée » p 25
« J’ai peint la lumière où passerait le dernier d’entre nous » p 29
« J’ai pensé nos bouches devaient avoir le goût fruité des auberges pillées en chemin » p 50
« Nos cheveux que la rue à d’autres époques peignait sans relâche » p 63
L’association des mots est perturbante…
« cerclant les lèvres d’une masure profonde » p 20
« une lèvre à genoux » p 21
« des bêtes noires cerclaient la mue des lèvres » p 30
…provoquant un sentiment de malaise.
Mais pourquoi Louis Adran adopte t-il ce style ? Pourquoi ce parti pris de ne pas être explicite ?
Pour ma part je pense que sa langue est au service de l’histoire racontée. On devine le traumatisme, une violence, un choc : quelque chose s’est produit mais quoi ? Et nous ne sommes plus en présence d’ hommes mais de lèvres. Pourquoi ?
Première partie
Dans la première partie, le récit est défragmenté. L’auteur semble donner plus d’éléments de compréhension dans la seconde partie.
« C’était comme la nuit » voilà comment le livre commence. « Nous bête et cinq vers l’étable » « marcheurs, soldats, vendant dans la nuit des résines d’orient »
« et j’aimais cette vie » p 17, confie le narrateur.
Quelque chose s’est passé, cette vie n’existe plus, depuis « cette nuit terrible dans l’odeur blanche de l’iode ». Je relève :
« pour toute langue ces gestes dans l’obscurité puis les hommes viennent allure macabre armés »
« nous allions presque nus chasser la nuit » « linges de femmes revêtus à la hâte »
La première partie du livre décrit pour moi, les souvenirs d’une errance d’hommes, relatés sans temporalité ou chronologie, comme se souviendrait quelqu’un de choqué, de traumatisé. « Nous troupe morte marchant des jours sans aucune trêve bestiaire du village avili dans les branches ruinées, les masures finies par le feu »
On apprend que la « langue est répudiée ». Toujours dans la partie 1, les souvenirs se répètent « pilleurs de linge blanc »
Orient, origan, sauge, miel, huile d’argan , souk : un champ lexical se dessine…
« dans la nuit furtifs et fardés, bottines, cape de soie » : les hommes sont déguisés en femme pour fuir. « on nous fit nous asseoir nos mains entravées fenêtre barrée de rouille » puis « refaire surface au matin disant j’ai tout perdu »
Et puis, dans ce livre, il y a la lèvre :
« avec cette lèvre abandonnée dans mes souvenirs nous ferons des métaux précieux »
« avec cette lèvre retrouvée nous ferons plus tard un trafic de paroles simples »
la partie 1 se conclut « on nous trouva couchés noirs au chevet des herbes rousses près des taillis en feu je me souviens »
Seconde partie
« les lèvres brunies d’une brûlure »
« je sais la bouche nous avait jadis portés, singuliers vers les trouées des jardins » p 53
« la langue frêle tombant de nos lèvres nous n’avions plus rien dit que des mots noirs. Après la nuit nos cœurs se brisaient je revois les anciennes images avec les couleurs les dialectes le pays dévasté de nos lèvres »
Whaou… Le monde de ces hommes a donc été dévasté, il y a eu un incendie, un village avili, une fuite et le village, ou plutôt la langue, le dialecte ont été perdus
p 65 reprise de l’incipit « c’était comme la nuit depuis que la rondeur des casques que les images nous firent sous les lèvres des langages brisés »
Des soldats, une armée, le village est dévasté et le langage brisé
p 73 « de cette époque nous ne nous souviendrons de rien » les hommes ont fui et sont arrivés « là où dire s’était tu »
Voilà la lumière se fait petit à petit sur ce texte si l’on s’attache à la langue. Les cinq lèvres couchées noires, sont ces hommes rescapés d’une attaque, d’un feu, qui a carbonisé leur monde. Mais c’est en réalité la langue qui est ce monde perdu, un monde fait de souks, de couleurs, de myrrhe, d’argan, de miel, d’origan… Ne restent que les lèvres noires et muettes, la langue jadis délicate, est brisée, le pays d’herbes hautes est abandonné. Ces hommes ont été chassés lors d’une nuit terrible, une nuit à l’odeur d’iode. Ils ont rejoint un pays de dunes où la langue de chez eux doit se taire. Cette perte est un traumatisme, les images reviennent et reviennent pour le narrateur inconsolable, les souvenirs sont douloureux. Les cinq rescapés doivent faire le deuil d’une vie d’avant, d’une langue perdue et c’est comme si c’était leur identité qu’ils avaient aussi perdue, n’étant plus que des lèvres muettes et brûlées.
Pour conclure
Avec une langue singulière, Louis Adran écrit donc sur le langage que l’on perd. Le langage qui se brise sous la violence, sous le traumatisme. Le langage qui appartenait à un peuple et qui devient prohibé ou connu de cinq rescapés. L’errance de ces personnages n’est pas tant celle d’une délocalisation géographique, mais c’est l’errance des mots que l’on ne peut plus prononcer, d’une part parce qu’on n’est plus capable de dire et d’autre part, parce qu’on nous a interdit de parler.
Ce livre est donc d’une cohérence folle, certes difficilement accessible à la première lecture. La langue de Louis Adran est au service d’une cause, la sauvegarde des langages bafoués. Comment les dialectes survivent-ils aux génocides ?
Ce livre est une merveille.