{Texte} La Jetée

« Prendre beaucoup plus soin de mes lunettes.
Changer la litière du chat – elle est si sale qu’il a uriné dans une cuvette.
Fournir le certificat médical vendredi et joindre la photo d’identité. Mettre le bac à glaçons dans le congélateur. Acheter deux citrons verts. Passer au pressing – le propriétaire part en retraite ce soir. Faire cette prise de sang. Réfléchir au menu de Noël, téléphoner à Nolwenn, passer chez Anaïs, aller à la déchetterie, ranger le garage, bouturer les hortensias.
M’épiler.

Relancer la mairie, confirmer l’hôtel, réserver les billets de train, retourner un jour à la salle de sport – 29 € jetés chaque mois par les fenêtres. Acheter le cadeau d’anniversaire d’Axel. Faire un bowling, apprendre le yoga, finir ce bouquin, lire Sand et Duras, prendre rendez-vous chez le dentiste. Retourner la feuille de soin à la sécu avec l’ordonnance correspondant. La bonne cette fois…

Et merde ! »

Coup de volant à droite. Elle tourne au feu, orange bien mûr, coup d’œil dans le rétro, aucun flic ouf « orange ce n’est pas encore rouge non plus », se répond-elle à elle-même, indulgente. Dure semaine, dure journée, qu’une solution. La voiture connaît le chemin, longe l’école militaire, la guérite et son gardien, la barrière de sécurité, les deux drapeaux français sur leurs mâts, les hautes grilles dissuasives. Elle inspire longuement, stationne la voiture sans effort de longues manœuvres, comme ça en vrac, marche avant ça ira, expire, ouvre la portière, descend, se faufile entre les coques des bateaux retournées, s’engage sur la naissance de la digue de granit, jetée-là sur la mer.

Elle marche. Elle marche lentement, s’imprégnant de ce qui l’entoure à cette heure tardive. Les derniers plaisanciers mouillent dans l’anse abritée. Au loin, la ville quitte son bleu de travail, tandis que le soleil décline vers la ligne d’horizon. En contrebas, les vaguelettes sages brassent écueils, sable, algues et sédiments, dans une rumeur qui l’apaise. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, cet endroit, ce port, cette digue, ont toujours rassemblé les morceaux d’elle-même. Ici, elle ne pense plus à rien et, en pleine conscience de ce moment qui n’appartient qu’à elle, connectée au monde et à la nature, un sentiment de plénitude doucement l’envahit.

Au pied du phare – elle est maintenant au bout de la jetée – des hommes jettent leur ligne par delà le parapet. Elle surveille longuement le rythme des hameçons et mitraillettes tournoyant dans l’air, puis, estimant le danger écarté, ose s’approcher des pêcheurs. Ils sont rustres, mal fagotés, poisseux et sentent la bière et le tabac bon marché. Elle dénote mais s’appuie sur le muret près de l’un d’entre eux. Elle jette un coup d’œil aux maquereaux qui peu à peu perdent la vie dans un sac de plastique posé au sol. L’homme promène sa ligne au-dessus des rochers et veille attentivement sur la mer en-dessous. Elle chuchote « j’en vois un… ». Il fait semblant de ne pas l’entendre et jette son mégot par terre. Les autres pêcheurs observent la jeune femme du coin de l’œil avec curiosité. Soudain, un reflet dans l’eau, les écailles qui attrapent la lumière et perdent l’animal. « Je l’ai » déclare simplement l’homme, surpris alors d’apporter à cette inconnue, ce qui ressemble à une réponse. Elle sourit en apercevant le bar harponné. L’homme le saisit d’une main solide et de l’autre le décroche de son hameçon. La jeune femme sautillant, se met soudainement à battre des mains joyeusement à la grande surprise de tous. Ses éclats de rire retentissent. Imprégné de tant de joie, l’homme accueille sur son visage dur, un sourire et, tend le poisson spontanément à cette bienheureuse, qui dépose alors un baiser sur sa joue salée.

Atelier d’écriture – Novembre 2017. Écrire sur le sentiment exaltant d’être soi et d’être heureux, dans un lieu.

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3 réflexions sur “{Texte} La Jetée

  1. Oh j’adore…
    Ca m’a fait penser à mon petit coin à moi au bout de la promenade des Anglais!
    Bonheur de rester là des heures à regarder la mer …
    Arf Ca me manque ! Merci de m’avoir fait voyager !

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