{Texte} La Rage de dents

Elle, c’est la dégaine divine, le délice à portée des yeux. Petite robe cintrée sur corps athlétique, ventre plat, hanches parfaitement sculptées, sans le moindre surplus de graisse, rien qui ne déborderait de l’élastique de son tanga de fine dentelle noire. Poitrine galbée dans un corsage sage, peau halée, longs cheveux bruns soyeux et brillants à la Head & Shoulders, vagues méchées comme ces mannequins dans la pub qui secouent une chevelure qui revient toujours en place. Mais elle, elle n’est pas photoshopée : elle est bien réelle, et ça, ça Clément le sait. Cette jeune trentenaire souriante existe bien, et ses deux longues jambes aussi fines que musclées, l’obsède, des jambes aujourd’hui campées dans des sandales à brides, semelles compensées de cordelettes tressées comme on peut en voir à d’autres pieds cet été. Et ces jambes pénètrent dans l’appartement, chancellent et se débarrassent péniblement des dites chaussures. Aude souffre terriblement des dents c’est pourquoi elle rentre chez elle à l’instant, incapable de rester au bureau dans son état. Elle referme la porte de son appartement derrière elle en soupirant longuement, puis en cinq pas nonchalants rejoint téléphone portable à la main le canapé deux places jaune qui se dresse dans son salon. Elle s’y écroule, téléphone lâché entre deux coussins. Quatre jours que cette douleur lancinante dans sa bouche, l’assomme. Une dent de sagesse qui perce sa gencive et n’en finit pas d’émerger dans sa mâchoire traumatisée. Le mal a désormais envahi toute la moitié gauche de sa tête. D’abord un ganglion gonflé à gauche de sa gorge, les amygdales rouges et douloureuses, les sinus bouchés, le nez qui coule, la migraine. Inflammation. Assommée, c’est le mot. Impossible de travailler, de parler, de se concentrer un minimum sur le travail à accomplir. Pour tout dire, Aude ne supporte plus de se sentir diminuée et autant endolorie. Elle reste de longues minutes, inerte dans son canapé, vaincue par la souffrance, puis finit tout de même par trouver le courage de se relever, se dirige vers la cuisine, se sert un verre d’eau, saisit une boîte de médicaments, décapsule de la plaquette d’aluminium un des cachets blancs, le glisse sur sa langue, boit une gorgée d’eau et avale l’ensemble liquide-molécules d’un mouvement brusque du cou et de la tête qu’elle bascule brièvement vers l’arrière. Elle retourne à son canapé, attrape avant de s’y asseoir la télécommande, allume le téléviseur, choisit la première chaîne venue et ramène ses jambes pliées sur l’assise moelleuse. Elle sait que d’ici quelques minutes, déjà le médicament commencera à faire effet, l’enveloppant d’une torpeur cotonneuse, elle sait qu’elle se sentira planer, qu’elle sera « un peu à l’ouest » comme elle aime dire parfois et qu’enfin elle pourra se soulager un peu de toute cette peine physique. Peut-être même pourra t-elle glisser doucement dans le sommeil sans qu’elle ne s’en aperçoive. Mais c’est sans compter la vibration brève et directive de son téléphone portable. Un message.

Clément.

Passe dans le coin pour le boulot, veut savoir si elle est chez elle, s’il peut venir manger « sa gamelle », ça le changerait de son 38 tonnes,  de son déjeuner chaque jour devant un volant, du silence pesant de la cabine. Elle répond oui mais le prévient, « je suis complètement shootée par les calmants. Rage de dents » .

Dix minutes plus tard ça frappe à la porte de l’appartement, « entre » prononce-t-elle aussi fort qu’elle le peut et la porte pivote sur ses gonds, Clément apparaît vêtu d’un jean usé, de chaussures de sécurité, d’un pull rapé couvert d’une veste matelassée noire sans manches. Même dans ces vieux vêtements, Aude le trouve beau. Elle aime ses manières rustres, sa façon de parler cash, de lui tenir tête. Elle n’en a pas l’habitude. Ils se sont rencontrés à la salle de fitness. Au début pas un mot, à pas se calculer, jamais. Et puis la routine des séances de sport à se retrouver aux mêmes cours collectifs, à transpirer côte à côte sur les vélos, à soulever un peu de fonte en râlant en même temps. Petit à petit, « bonjour, au revoir », quelques mots échangés, des mots drôles qui font sourire et une fois, une fois sa main par jeu qui saisit la sienne en pleine séance d’abdos et lui qui tire sur son bras pour attirer Aude vers lui, faire glisser son tapis et son corps en dessus. Le premier vrai contact et quelque chose qui se passe, qui passe, par la peau, par les paumes de mains, un fluide, une impression. Forte. Et alors, alors, la motivation tous les soirs pour pousser la porte de la salle de sport, avoir la possibilité de s’apercevoir, même qu’une minute, petit bonheur du jour, les regards qui disent tout, les sourires et un langage rien qu’à eux. L’idée d’un code quand en retard ils se ratent de peu. Celui qui part laisse un signe dans un coin du miroir des toilettes, deux doigts savonneux qui glissent deux virgules. Un signe de ralliement qu’eux seuls peuvent comprendre.

Et voilà qu’aujourd’hui, alors qu’elle se trouve dans un état physique déplorable, leur relation franchit un cap important. Car Clément est maintenant dans son appartement et c’est la première fois qu’ils se retrouvent ainsi en dehors de leur salle de fitness, que l’un entre dans l’univers de l’autre. Il n’a qu’une heure, est pressé, doit manger une salade froide faite de riz, de thon, de tomates mais est gêné de déjeuner devant elle, se dit qu’il ne sera pas à son avantage et puis elle, ne mangera pas, alors ce sera bizarre d’être ainsi observé. Il voit bien qu’elle souffre mais les médicaments semblent faire de l’effet, elle remplit les silences en racontant n’importe quoi, déblatère des choses très drôles. Diminuée, affalée dans son canapé, planant légèrement et inhabituellement volubile, il la trouve terriblement touchante et belle. Il lui demande où trouver des couverts, un verre, une bouteille d’eau puis s’assoit à côté d’elle et pose sa boîte tupperware sur la table basse devant eux. Il mange, maladroit, ponctuant son repas de grandes gorgées d’eau et puis arrive le moment où il a fini de se restaurer et où forcément il faut se décider, sauter le pas ou non. Il se dit, embrasser comme ça une femme qui n’est pas vraiment dans son état normal c’est pas réglo. Et puis il ne sait pas, elle semble l’inviter de son regard pénétrant, alors doucement il se rapproche d’elle, plus près, de plus en plus près et elle, elle n’a pas arrêté de parle, pour faire comme si elle ne comprenait pas ; et lui, lui il a glissé sa main droite le long de sa mâchoire droite à elle – celle qui ne souffre pas – avant la faire passer ses doigts derrière sa nuque gracile et puis la laissant encore raconter n’importe quoi, il attire sa tête à elle vers sa tête à lui pour déposer d’abord timidement ses lèvres chaudes sur les siennes. Voyant qu’elle ne le repousse pas, alors il prolonge cette douce étreinte et leurs bouches avec appétit s’apprivoisent. Puis comme le temps semble s’être arrêté, il se réveille soudain, jette un coup d’œil sur l’heure, dit « je dois y aller, je vais être en retard », lui demande de ne pas le raccompagner, sourit, fait un signe de main avant de refermer la porte de l’appartement et se prend quelques secondes, planté debout sur le seuil, des secondes pour lui, les yeux fixés sur le paillasson « Welcome », il se refait la scène, l’air d’abord béat, se dit qu’il vient d’embrasser à pleine bouche une femme sublime, une femme qui souffre des dents, puis change d’expression, livide soudain, répète dans sa tête, frustré, énervé, rageur « fait chier, putain fait chier…
qu’elle soit mariée… ».

A photo by Benjamin Combs. unsplash.com/photos/5L4XAgMSno0

2 réflexions sur “{Texte} La Rage de dents

  1. Ouh comme c’est bon !!!
    J’adore cette petite histoire. Elle me plait beaucoup cette Aude (bien que brune… comme quoi, pour une fois…). Oui, j’aime beaucoup et si l’envie te prend d’écrire une suite, n’hésite pas.

    Aimé par 1 personne

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