Elle me ressemble.
De grands yeux bleus qui aspirent tout, prêts à conquérir le monde, une force de caractère déjà.
Héritage.
« Tu te moques toujours de moi ! » se plaint ma mère à table. Mon frère et ma sœur s’y mettent. A bonne école, nous avons la taquinerie facile. Et toujours c’est elle notre gentil bouc émissaire : ça ne loupe pas.
Repas de famille qui traîne le long de la nappe tâchée, le long des verres remplis par notre père qui veille au grain; repas qui traîne encore d’anecdotes en anecdotes « et ça me rappelle cette fois où… » « et il était toujours malade au Mans et on ne savait pourquoi… » « et c’est là qu’elle a dit : »n’aies pas peur c’est moi! » »
Toujours les mêmes récits, mille et mille fois dépoussiérés pour le plus grand plaisir de tous. Irrémédiablement les rires s’étirent alors dans la langueur de ce moment où, le dessert avalé, les gourmands resservis, le café filtrant lentement dans la cuisine, tous suspendent alors leur attention et restent simplement là. Ensemble. Et ces rires font poindre au coin des yeux, d’étranges larmes à la fois mêlées de nostalgie, de joie et de tristesse. De tristesse car forcément je pense à lui maman, à ton papa, et comment il aurait amusé la galerie avec ses grimaces; à comment il aurait posé sa voix grave au cœur du brouhaha ambiant; je pense à comment il aurait eu l’attention de tous dès les premiers mots, comment il aurait raconté Thury-Harcourt, l’étude à Bayeux et la Normandie avant la guerre… Mamie aurait sûrement enchéri avec l’histoire de ta naissance rue des Bouchers, tu aurais sûrement levé les yeux au ciel, énervée, et puis Maryvonne aurait détendu l’atmosphère en expliquant comment vous faisiez les 400 coups ensemble rue Royal ou place De Gaulle… Et il n’est plus là, et reste pourtant cet écho dans la nuit…
Elle me ressemble. Elle te ressemble forcément aussi.
Les yeux bleus – de qui les tenons-nous déjà ? – la force. Héritage. « Pour toi je ne me fais pas de soucis » c’est toujours ce que tu dis. Il est vrai si j’ai la moquerie facile de mon père, j’ai certainement hérité du bois dans lequel tu as été taillée. Solide. Un bois fait pour les grandes tablées, ensemble tous, un bois qui reste altier malgré les chocs, un bois qui plie mais ne casse pas… Elle a de ça aussi ma p’tite Norah, je crois…
Alors oui, je me moque de toi à la fin des repas, je t’appelle devant tous « ma mère petites boîtes », parce que c’est bien ce que tu es. Bienveillante, généreuse. Vraiment. Et si « qui aime bien châtie bien » alors je m’en fous, je me moquerai encore longtemps de toi, toi à qui nous ressemblons tant, et certainement oui je t’aime, alors bonne fête maman…
Elle met en boîte
les restes des repas
qu’elle cuisine
des heures durant.
C’est qu’il faut nourrir
ceux qui reviennent.
Ils sont chaque fois
plus nombreux.
Car à ceux qui reviennent
s’ajoutent ceux qui suivent.
Et même si ceux qui suivent
ne mangent pas encore
ils ont tout de même une place
à la grande table commune.
Il y a toujours
une rallonge, une chaise haute
quelque part au grenier.
Elle aime les avoir tous
petits et grands
autour d’elle
sous son toit
à sa table
pourvu qu’il y ait des restes.
Car lorsqu’ils repartent tous
elle met alors en boîte
les viandes, les fromages
demeurant.
Elle met en boîte pour
qu’ils emportent avec eux
comme un morceau
de ce moment.
Mais ils le savent bien,
plus qu’une daube en sauce
c’est un peu d’elle
de son amour
qui se retrouve
dedans les Tupperware.
De son amour en boîte.
Une part pour chacun qui
réchauffera tantôt
les corps et les cœurs
à leur retour, dans
leur lointaine maison.
Ils le savent bien
elle aime comme ça
leur petite mère à eux
leur mère petites-boîtes…
Très touchant…
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J’aime beaucoup la délicatesse et la simplicité de ce texte. Il reflète toute l’ambiguïté et les mystères des relations familiales et du lien mère fille ! Un sujet inépuisable à mon sens !
Bon dimanche à toi ma petite Claire !
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