{Texte} L’oiseau blessé

Surtout des gestes lents. Très lents.
Elle se préserve, économise les mouvements, prend toutes les précautions, fait attention, très attention.

Doucement, voilà très doucement, comme ça…

Ne pas se heurter soi-même, ni se brusquer.
Éviter l’eau, sur les sutures, . Barrer avec un bras replié, la pluie de la douche. S’astreindre à respirer avec régularité et profondeur. Elle ferme les yeux, saisi le plaisir que lui procure à cet instant précis la chaleur de l’eau sur son corps nu et meurtri. Les pensées grises reviennent, chassent la pleine conscience comme chaque fois. Alors elle se raisonne intérieurement. Y songer ne sert plus à rien. Le passé doit rester au passé.

Elle enjambe la baignoire avec la lenteur d’un paresseux se déplaçant le long d’une branche. Dans la vapeur d’eau tiède, elle tamponne sa peau avec une serviette, répète les gestes aux mêmes endroits plusieurs fois ; méticuleuse elle sèche son corps avec parcimonie, grimace au contact du coton sur les coutures noires qui aujourd’hui traversent ses chaires. Elle se souvient : expirer lorsque cela fait mal, aide beaucoup. Alors elle vide ses poumons autant que faire se peut et le souvenir du scalpel s’éloigne dans l’air expulsé. Debout et nue face à la glace embuée, elle dispose avec soin sur le rebord du lavabo couleur crème, les larges pansements préparés sur leurs emballages ouverts. Couche après couche, bandes hydrocellulaires s’étalent en un étrange mille-feuille qu’elle couronne de compresses de gaze stériles badigeonnées de sérum physiologique. Puis, du dos de sa main droite, elle balaie la surface du miroir et la débarrasse de son épaisseur de vapeur. Croisant son propre regard, elle inspire et expire de nouveau longuement, répète l’opération comme un athlète se préparant physiquement. Elle sait l’épreuve qui l’attend, et la nausée, et le dégoût. Elle sait, ses jambes qui vont vaciller, les vertiges entre chaque pansement à appliquer, les secondes qui seront nécessaires pour se reprendre alors, assise sur le rebord de la baignoire. Elle sait tout cela et déjà son cœur se soulève.

D’abord la gaze sur les scarifications suturées, doucement, très doucement. Elle nettoie la peau, ses déchirures, sans attarder le regard. Ne pas trop voir surtout. Respirer, respirer. Elle actionne du pied la pédale de la poubelle de salle de bain puis jette la compresse. Inspiration, expiration.

Positionner, coller la première moitié du premier pansement, trembler, râler, recommencer, repositionner… Elle perd patience, sent les larmes ourler, brouiller ses yeux. Elle se reprend pourtant, s’encourage, se convainc qu’elle peut y arriver, qu’elle l’a déjà fait et qu’elle a d’ailleurs traversé d’autres épreuves bien plus dures toute seule.
Enfin le bon placement, le plus dur est passé. Elle plaque de sa main droite le bandage qui recouvre la plaie la plus longue et de la main gauche fait tomber l’emballage vide dans la panse du lavabo. Elle s’assoit quelques secondes, la tête lui tourne terriblement et elle a peur de vomir. Inspiration, expiration. Dernière étape, simple formalité. Le second pansement est vite posé.

Elle se couvre aussitôt de ses vêtements pour cacher, oublier les blessures au plus vite; puis sourit à son reflet dans le miroir. Un sourire pour se féliciter et se rassurer, vérifier qu’elle ne ressemble pas à un oiseau blessé, sourire pour oublier, ignorer la peau qui fut hier découpée, saignée, soulevée, rapiécée. Oublier, sourire, souffler. Voir le ciel bleu par delà la fenêtre, respirer, souffler jusqu’à demain, avancer.

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6 réflexions sur “{Texte} L’oiseau blessé

  1. « Oublier, sourire, souffler. Voir le ciel bleu par delà la fenêtre, respirer, souffler jusqu’à demain, avancer. »
    … et vivre avec.
    texte vrai. bravo

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