16H15, Cherbourg en février, vent glaçant.
Rue Emmanuel Liais, parc fermé. Raisons de sécurité. Derrière la grille, deux policiers en faction. Ronde de jour. Au loin, souffle bruyant dans les arbres du parc. Essences rares violentées. Enfants sages privés de toboggans. Risque de chute mais de branches seulement.
Rue de la Bucaille, les mosaïques à l’entrée du collège, les façades en schiste, étroites, étouffées les unes contre les autres. Toitures hautes, peu de place pour le jour. Couloir de souffle froid. Trottoirs vides, voie libre. Marche rapide.
Boulevard Guillaume Le Conquérant, carrefour. Arrêt. Balai de voitures, les roues chassent, se croisent sur le bitume mouillé. Limitation de vitesse violée, le bonhomme vert se fait attendre, désiré. Au rouge, bien trop risqué. Trottoir d’en face, vieil homme courbé, visage inquiet, regard à la fois dans le vague des bonheurs passés et dans l’anxiété. Vissé sur un point fixe de passage. Point de mire pour ne pas tomber, vaciller. Traversera, traversera pas. Piétiner dans le froid, avant l’occasion enfin. La saisir, traverser, encourager l’homme d’un regard soutenu, d’un sourire, être comme fière de son courage, se sentir aussi comme, observée par les automobilistes pressés.
Rue Pierre de Coubertin, stade Maurice Postaire, la clameur d’un public. Du basket sans doute. Spectateurs nombreux, dans la chaleur d’une salle transpirante. Humidité, ambiance tropicale. Importance de participer sans pour autant gagner. Stade, nom de rue, rien d’anodin, jamais.
Le long du mur, les affiches perpétuellement collées les unes sur les autres sur un panneau usé. Générations de papier, collection d’années. Affiches décollées par le temps, arrachées par la pluie, le vent. Jamais vu de colleurs, viennent peut-être la nuit, à l’abri des regards, pour surprendre au matin le premier passant, d’un nouvel événement que personne n’attendait. Jadis Fauve, mais quand ? Date envolée. Bientôt Foly.
Le cri des mouettes au-dessus de ma tête. Des goëlands, mais tout le monde dit mouettes, par habitude peut-être. Je me rappelle, à la descente du train, à les entendre, aucun doute j’étais chez moi. Elles prennent le vent, planent longuement mais semblent me suivre. Anges gardiens.
Au pied des Fourches, un jeune garçon noir. Short, maillot rouge de foot. Court, me croise, s’entraîne peut-être. Réchauffé. Frisson, nez dans l’écharpe, air glacial me scie la peau, me fait pleurer. Toujours ce vent. Carrefour courant d’air.
Prendre à droite, est-ce encore la rue des Fourches ou déjà la rue des Maçons ? Cabinet psychologie. Un homme en sort, étrange, anormal, regard dérangeant. Je baisse les yeux, accélère mon pas pour passer à autre chose. Un autre homme me dépasse, marche vite. Cote bleue, tâchée de peinture blanche. Sac isotherme orange sur l’épaule, cadeau de fidélité Yves Rocher, le même, je le reconnais. Sourire, sa femme sûrement. Dedans le sac, le casse-croûte, à cette heure, ce qu’il en reste.
Equeurdreville, rue Victor Hugo. Rue étroite, abritée, moins d’air enfin, choix de parcours judicieux. L’ouvrier prend à gauche, rue de Verdun, jette un regard vers moi, par-dessus l’épaule. Un adieu.
Je traverse la rue, poursuis. Un motard s’arrête, visière noire opaque, pas de regard, courtoisie anonyme. Bar du coin fermé. Ouvert la nuit, pour les habitués, piliers de comptoir fantomatiques, errant le soir, avinés, absents.
Trottoirs étroits, voitures mal garées, éviter les rétroviseurs. Maison de gauche, fenêtres, petits carreaux, anciens ateliers. Deux jeunes avancent, l’un noir, l’autre blanc, un chien. Regards insistants, dévisageant. Se dire “je n’ai pas peur des chiens”, les chiens sentent la peur. Ne pas flancher, visser le mien de regard, bleu, dans celui d’un des deux hommes, résister. Rester de marbre aux quelques mots entendus, attendus. Continuer.
A gauche, Charles Gounod, si familier. Immuable rue, trottoirs perfectibles, mêmes défauts de bitume, mêmes chewing-gums collés, depuis trente ans au moins, mêmes poteaux électriques le long desquels j’aurais aimé grimper enfant. Des poteaux en béton, comme moulés dans un gaufrier : de drôles de marches vers le ciel. Jamais osé. Virer de bord, derniers mètres, éternelle couleur d’une porte PVC, jadis en bois cochère , repeinte une fois un été, pour un peu d’argent de poche, odeur de la peinture difficile à décoller, en moi toujours ancrée. Aujourd’hui joli carreau, plus ou moins facile de voir à travers, quand on sait comme moi, la pièce, les meubles, les couleurs de peinture, de sol. Quand on peut comme moi, deviner l’absence.
16H40, tour de clef. Je n’ai plus froid, ici je sais, je suis chez moi.
Pour illustrer ce texte : Bucaille Copyright © 2010 – Baptiste Almodovar